Dans le contexte de l’obtention par la France du classement de la gastronomie française au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, le législateur s’interroge sur la pratique des restaurants français : des plats réellement faits sur place et d’autres achetés tout à fait élaborés ou quasi finalisés, sont présentés au convive de la même façon.
Un restaurant est aujourd’hui en droit de proposer sur sa carte un cassoulet acheté en boite et qu’il aura seulement placé en assiette et réchauffé au micro-onde. Quelle est à ce moment-là la valeur ajoutée du cuisinier ? N’y a-t-il pas tromperie vis-à-vis du client ?
Entre cet extrême et le fabriqué entièrement maison sur la base uniquement de produits frais, il y a de nombreux niveaux d’utilisation de produits pré-élaborés qui permettent aux restaurants de faire face à de nombreuses contraintes :
- le coût important de la main-d’œuvre et la difficulté de recruter de la main-d’œuvre qualifiée et pérenne dans ces métiers difficiles et peu valorisés ; alors que l’industrie est capable de fournir, par exemple, des légumes déjà épluchés et taillés de bonne qualité
- la nécessité de garantir la sécurité alimentaire du consommateur et l’on prend moins de risque avec un fond en poudre qu’avec un fond fait maison, que l’on ne pourra pas conserver plus d’une journée
- la recherche d’une constance des produits, que sait proposer l’industriel mais plus aléatoire en restauration si les matières premières varient
- la nécessaire maîtrise des coûts, que permettent des produits industriels déjà découpés, qui fixent le coût de la portion et limitent les pertes
- la course à la longueur de la carte, pour satisfaire les envies de tous les clients. Quelques créneaux commerciaux réussissent à s’affranchir de cette contrainte : les restaurants de tourisme ou gastronomique qui ont déjà une certaine renommée et peuvent sur leur nom proposer des « paris » à leurs convives ; les restaurants rapides du midi, soit parce qu’ils ont déjà une renommée, soit parce qu’ils évoluent dans un univers peu concurrentiel.

COÛT, QUALIFICATION DE LA MAIN-D’ŒUVRE, SECURITE ALIMENTAIRE, CONSTANCE DE LA QUALITE, ENVIRONNEMENT CONCURRENTIEL

Pour faire face à ces contraintes, le marché a développé des produits qui aident le cuisinier à s’organiser, à commencer par le frigo et le congélateur dans « les temps préhistoriques ». Les industriels et les distributeurs proposent aussi :
- des aides culinaires : fonds, glaces de viande… qui font gagner un temps certain au cuisinier et qui demandent toujours à son savoir-faire de s’exprimer
- des produits pré-élaborés : fonds de tarte déjà abaissés, crème pâtissière en poudre… qui font gagner du temps et permettent aussi d’utiliser en cuisine du personnel moins qualifié
- des produits déjà finalisés. Et si l’utilisation d’une crème glacée industrielle par un restaurant est communément admise, peut-être arrive-t-on aux limites de l’appellation « restaurant » quand on parle de produits que le cuisinier devrait pouvoir faire lui-même avec des installations classiques.

LE PROJET D’ARTICLE DE LOI :

"Art. L. 113-6. – Un arrêté ministériel précise les modalités d’information des consommateurs sur les conditions d’élaboration des plats proposés par toutes les entreprises qui exploitent, qui transforment ou qui distribuent tout produit alimentaire dans le cadre d’une activité de restauration, même occasionnelle. "

Il devait être présenté à l’Assemblée en novembre mais a finalement été déplacé du calendrier.

L’objet de ce projet de loi est d’obliger les restaurateurs à informer leurs clients sur l’origine des produits présentés à la carte, tout en faisant la différence entre les « plats » et les « ingrédients incorporés au plat ».
Il faudrait alors préciser sur les cartes : « origine industrielle », « matières premières fraîches », « transformé sur place », « Plat frais, fait maison sur place »…

Et l’on pourrait avoir un menu avec les informations suivantes :

Entrée
Cassolette de poissons à la bretonne (poissons surgelés ou frais selon la météo du jour, sauce d’origine industrielle, champignons émincés d’origine industrielle)

Plat
Côtes d’agneau grillées (origine France, préparées sur place à partir de carrés sous-vides), sauce aux herbes (lyophilisés, ré-hydratées et cuisinées dans nos ateliers), flan de légumes (carottes, navets et chou, origine Bretagne, 4ème gamme pour le chou, œufs pasteurisés entiers)

Dessert
Crème brûlée d’origine industrielle, sucrée superficiellement et dorée sur place


Certes, j’applique là un raisonnement rigide, par l’absurde, mais force est quand même de constater que l’on perd un peu la poésie du menu, feuillet créé de la main du restaurateur, destiné à nous mettre l’eau à la bouche et nous faire franchir le seuil de sa maison.
Question de forme que l’on pourra peut-être corriger. Admettons.

Deux écueils soulevés par cet exemple :
- le consommateur a-t-il envie de tout savoir ? A-t-il aussi toutes les clés qui lui permettent de comprendre les informations qu’on lui donnera et le pourquoi de tel ou tel choix par le restaurateur ?
- surtout, le risque est d’opposer le restaurateur et l’industriel. On donne à entendre que si le produit est fait sur place par le cuisinier, ce sera bon, et que ce sera nécessairement moins bien si le produit est d’origine industrielle.

Continuons le raisonnement par l’absurde : le projet actuel ne précise pas jusqu’à quel niveau de précision il faudra descendre, s’il faudrait détailler toutes les matières premières. Cela paraît inutile et hors de propos. Et pourtant, c’est ce que l’on demande, de façon systématique, aux industriels qui commercialisent leurs produits au grand public.
Pourquoi, alors, quand on déjeune ou dine au restaurant, n’aurait-on pas accès à la liste des ingrédients utilisés par le restaurateur ?
Plaçons-nous du côté de l’industriel : si je prépare des coquilles St-Jacques, je suis tenu de préciser l’espèce utilisée pour que le consommateur avisé puisse faire la différence entre Pecten Maximus (la coquille St-Jacques de la baie de St-Brieuc par exemple) ou toute autre sorte de St-Jacques d’importation ou encore pétoncle. Le restaurateur est dispensé de cette règle. Ce n’est ni bien ni mal mais il faut bien noter que ce sont 2 fonctionnements tout à fait différents.
Allons plus loin : nombre d’industriels disposent de certifications officielles de qualité (ISO, IFS…), emploient des responsables qualité formés et savent garantir la traçabilité de leurs produits. Et pendant le même temps, on peut ouvrir un restaurant sans aucune qualification, sans avoir ainsi à justifier d’une connaissance minimum des bonnes pratiques à respecter quand on travaille un produit alimentaire, destiné à la consommation humaine.

On comprend dès lors l’objet d’une loi visant à valoriser le travail des restaurateurs compétents, sur le même modèle que le travail réalisé il y a une dizaine d’année pour réserver l’utilisation des enseignes « boulanger » ou « boulangerie » aux seuls artisans boulangers. Le consommateur s’y est retrouvé, sans aucun doute, sur la qualité des produits proposés.

Sur ce modèle, il existe déjà le titre de « maître restaurateur », pour identifier les restaurants indépendants, tenus par une personne qualifiée d’un diplôme reconnu dans le domaine de la cuisine, s’engageant à ne pas faire que de l’assemblage. L’obtention de ce titre est gratuite et doit faire l’objet d’une démarche volontaire de la part du restaurant.
Sur 80 000 restaurants en France, seuls 1000 en ont fait la demande aujourd’hui, sans doute par manque d’intérêt. Il n’y a pas de moyen engagé pour faire reconnaître par le consommateur la valeur de ce titre, qui devrait être traité, sans doute, comme une marque commerciale dont on doit développer et entretenir la notoriété, le sens, la confiance…
Ce titre présente, en principe, l’intérêt d’être une démarche volontaire, qui servira les personnes qui s’y impliquent, tout en ne bouleversant pas la structuration du marché. Hélas, ça ne fonctionne pas !

D’où, le souhait de passer par une loi qui obligerait tous les acteurs, avec des effets positifs, des effets négatifs et des effets pervers.

Pour les metteurs en marché de matières premières : pourraient-ils alors développer leurs ventes ? Sont-ils structurés pour vendre des produits ad-hoc en bon état de conservation ?
Pour les entreprises agroalimentaires qui fabriquent pour la restauration : une possibilité de valoriser mieux certains produits dont les marques ou les appellations d’origine sont connues par le grand public ? Mais surtout, le risque de pertes de marché si les restaurateurs se remettent à fabriquer tout eux-mêmes, et encore au-delà, un risque sur l’image avec un dénigrement de principe de la production industrielle (au profit d’un « fait-maison » baclé)
Pour les distributeurs qui fournissent le monde de la restauration : risque de baisses de volumes et de chiffres d’affaires avec une baisse de volumes sur les produits élaborés, qui génèrent de meilleures marges
Pour les restaurateurs : les produits réellement faits maison seraient valorisés auprès du public. Mais les produits pré-élaborés : pourraient-ils disparaître de la carte ? vont-ils être assumés par les restaurateurs ? Comment le travail de davantage de matières premières fraîches pourrait-il être répercuté : repas plus chers ? diminution de la longueur de la carte ? Quid de la sécurité alimentaire garantie par des produits industriels ?
Pour le consommateur : une application de cette règle aurait pour effet une plus grande transparence et permettrait ainsi au consommateur de choisir en connaissance de cause. Et quels seront les critères de choix privilégiés : le prix ? le goût ? le fait-maison ?


L’effet de cette loi pourrait-il être la création d’emploi dans le secteur (qui demandera plus de main-d’œuvre pour le fait-maison) ou la baisse de l’intérêt du public pour la restauration (déçu d’y trouver des produits industriels ou une carte plus petite, freiné par des coûts plus élevés des menus) ?

Dans la conjoncture actuelle de crise, est-il urgent d’attendre pour ne pas fragiliser davantage des acteurs qui souffrent parfois de difficultés financières ou est-il urgent d’agir pour faire du ménage et permettre à ceux qui valorisent la cuisine française d’être sûrs de survivre, au détriment, et tant pis, des mauvais faiseurs ?
Les conséquences dépassent le monde de la restauration et de ses fournisseurs, c’est aussi le monde du tourisme qui peut être impacté.
Le débat est ouvert. Il me manque quelques clés pour conclure !